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Mystère-Magazine, un observatoire du monde littéraire policier entre 1948 et 1976

La Bibliothèque des Littératures Policières (Bilipo), située dans le 5e arrondissement à Paris, possède un fonds important de périodiques spécialisés publiés en France au cours de la période embrassée par l’ANR POLARisation (1945-1989). Nombreux en effet sont les périodiques de littérature policière qui éclosent durant ces décennies, connaissant une durée de vie souvent brève sinon éphémère : ainsi, le mensuel Minuit, lancé en avril 1959 par la Librairie Arthème Fayard, résiste un an à peine (12 numéros entre 1959 et 1960) ; l’hebdomadaire Hebdo-Police, qui commence à paraître en novembre 1951 puis prend le nom d’Ici-Police un mois plus tard, après son rachat par le groupe Nuit et Jour, survit moins de trois mois (11 numéros entre 1951 et 1952) ; quant au mensuel Noir Magazine, lancé en avril 1954 par les Éditions Charles Frémanger, il ne dépasse pas le deuxième numéro.

Si les formats et les rythmes de publication varient, la majorité de ces périodiques sont des mensuels de récits policiers qui suivent la vogue américaine des digest ; la plupart d’entre eux sont d’ailleurs les versions françaises de modèles états-uniens :

  • Mystère-Magazine (1948-1976, éditions OPTA) est la version française d’Ellery Queen’s Mystery Magazine ;
  • Le Saint Détective Magazine (1955-1968, Librairie Arthème Fayard), la version française de The Saint Magazine ;
  • Suspense (1956-1958, éditions OPTA), la version française de Manhunt ;
  • Minuit (1959-1960, Librairie Arthème Fayard), la version française de Mike Shayne Mystery Magazine ;
  • Alfred Hitchcock Magazine (1961-1975, éditions OPTA), la version française d’Alfred Hitchcock’s Mystery Magazine.

Quelques-uns des périodiques spécialisés conservés à la Bilipo

Au regard de l’existence brève que connaissent la plupart des périodiques spécialisés, Mystère-Magazine fait figure d’exception : créé en janvier 1948 par Maurice Renault, directeur des éditions OPTA[1], il paraît jusqu’en octobre 1976, perdurant donc pendant presque trente ans. Ses 343 numéros font de lui la revue littéraire policière la plus durable de cette période, loin devant ses concurrents : les mensuels Alfred Hitchcock Magazine et Le Saint Détective Magazine comptent ainsi respectivement 166 et 154 numéros.

Les rédacteurs de M.M. (selon l’acronyme qu’emploient certains d’entre eux) célèbrent eux-mêmes à plusieurs reprises la longévité de leur revue, comme dans cet éditorial qui ouvre le numéro 100, en mai 1956 : « Un centième numéro, pour un mensuel, c’est une grande affaire. […] Il y a tant et tant de revues, chaque année, qui disparaissent en pleine course – et pas si loin souvent de leur départ ! tant de publications tuées à la fleur de l’âge… que l’on peut saluer, il nous semble, d’un large coup de chapeau, la « maturité » acquise par ce magazine […]. » [2]

Le numéro 100 de Mystère-Magazine (mai 1956)

La longévité de M.M., volontiers opposée à la fugacité des autres périodiques, lui confère un statut d’aîné. À cet égard, la disparition plus ou moins rapide des autres magazines policiers renforce l’autorité qu’a prise M.M. dans son domaine. Ainsi, l’arrêt en mars 1975 de l’autre revue policière détenue par les éditions OPTA, Hitchcock-Magazine, permet à M.M. de phagocyter la fameuse rubrique de critique littéraire « O.K. ou K.O. ? », tenue par Maurice-Bernard Endrèbe et Michel Lebrun, et de se proclamer de ce fait « la revue la plus spécialisée du monde dans le domaine du roman policier »[3].

M.M. ne se contente pas, en effet, de publier des récits policiers, signés des « maîtres » du genre les plus réputés comme de jeunes auteurs dont il s’agit de révéler le talent : il propose également à ses lecteurs diverses rubriques critiques liées de près ou de loin à l’actualité. Celles-ci vont des comptes rendus des derniers livres et films policiers à des articles centrés sur des auteurs ou des personnages en particulier, ou bien offrant des analyses historiques ou théoriques du genre. Si le sommaire met en avant la structure binaire de la revue, divisée entre ses « histoires » et ses « chroniques », l’agencement de cette matière se révèle en réalité plus complexe, dans la mesure où les actualités et les discours critiques sont aussi distribués au fil des nouvelles.

Les premières pages et la page 107 du n°96 de Mystère-Magazine (janvier 1956)

Par sa longévité et par sa prétention à faire autorité dans son domaine de spécialisation, M.M. occupe donc une place majeure dans le champ des périodiques littéraires policiers de la seconde moitié du XXe siècle. À ce titre, il apparaissait comme prioritaire dans les chantiers d’archivage numérique programmés par POLARisation : l’ensemble des numéros de M.M. conservés à la Bilipo a ainsi fait l’objet d’une numérisation à la fin de l’année 2023[4]. Cette opération, qui pourra être étendue à d’autres périodiques spécialisés, répond à plusieurs objectifs : premièrement, assurer la préservation d’objets qui se trouvent déjà bien souvent dans un état d’usure avancé (pages abîmées, voire déchirées, reliures défaites) ; deuxièmement, faciliter l’accessibilité et l’exploitation de ces corpus par les chercheur·e·s, grâce notamment à un processus d’océrisation.

Dans les archives de de la Bilipo

… les boîtes de Mystère-Magazine

Restant fidèle au programme éditorial d’Ellery Queen[5], sous le patronage duquel il se place, M.M. cherche à « revaloriser sur le plan littéraire un genre trop inconsidérément minimisé »[6]. Aussi le choix des nouvelles publiées par la revue est-il présenté comme une sélection soigneusement réfléchie, guidée par des principes de qualité et de diversité. La plupart des récits sont accompagnés de préfaces, parfois de postfaces, qui présentent les auteurs et leurs œuvres en les réinscrivant dans l’histoire de la littérature policière et qui guident le lecteur dans la (re)découverte des textes. Si ces introductions ne négligent pas les fonctions d’accroche, promettant au lecteur des plaisirs divers allant du thrill au délassement intellectuel, elles se caractérisent surtout par leur érudition. C’est que M.M. prétend être « la revue littéraire de tous ceux qui s’intéressent au roman policier et au mystère »[7], se mettant au service de la légitimation du genre policier.

Les préfaces / postfaces de Mystère-Magazine (n°4, avril 1948 et n°81, octobre 1954)

Dans la mesure où il souhaite être « “l’Officiel” de la littérature policière en France »[8], M.M. s’attache également à centraliser les informations et les discours en rapport avec le genre. Il annonce ainsi les derniers ouvrages parus ou à paraître, le lancement ou l’arrêt de collections et de périodiques spécialisés, les projets de traduction ou d’adaptation, ou encore les prix de littérature policière. Il relaye aussi les articles en lien avec le genre parus ailleurs dans la presse, ou bien donne directement la parole aux auteurs et aux éditeurs, dans les interviews ou les publicités, ainsi qu’aux critiques, dans les chroniques rendant compte des derniers ouvrages et films policiers. À ce titre, non seulement M.M. représente pour les chercheur·e·s une précieuse mine d’informations, mais il permet d’examiner la production et la circulation des discours multiples, souvent contradictoires, tenus sur le genre policier. Ceux-ci émanent des différents acteurs de l’espace culturel et médiatique que le magazine, « instrument de médiation »[9], met en relation : les auteurs, les éditeurs, les publicitaires, les journalistes, les critiques, mais aussi, grâce à l’instauration dès 1949 d’une rubrique « Courrier des lecteurs », les lecteurs « ordinaires ». C’est à travers cet interdiscours complexe que le genre policier se constitue, à mesure des redéfinitions et des négociations constantes dont il fait l’objet[10].

S’immerger dans les 343 numéros de M.M. permet ainsi de ressaisir, de l’intérieur, la fabrique collective du genre policier de même que son histoire, définie comme « série de moments discursifs articulant un état synchronique (l’interdiscours et ses tensions à un moment donné) à une réalité diachronique (l’héritage des discours sur le genre) »[11]. Ce sont en effet presque trente ans de l’histoire de la littérature policière que le magazine nous fait traverser, depuis le « moment américain »[12] qui suit la Libération jusqu’au tournant contre-culturel d’après Mai-68. Ces deux jalons se trouvent d’ailleurs symbolisés, dans M.M., par ces « querelles des Anciens et des Modernes » que la revue met en scène : d’une part celle qui oppose, vers la fin des années 1940 (n°19 à 24), les détracteurs et les défenseurs du roman noir, ce genre nouveau issu des États-Unis qui connaît un essor fulgurant depuis la Libération[13] ; d’autre part celle qui confronte, dans la première moitié des années 1970 (n°308 à 317), un lectorat attaché à une conception ancienne et figée du roman policier et une nouvelle génération d’auteurs post-68, soutenue par d’autres acteurs, qui souhaite faire bouger les frontières du « polar »[14].

Les « querelles » de Mystère-Magazine

En ce qu’il est un observateur mais aussi un acteur du monde littéraire policier d’après 1945, M.M. s’annonce ainsi être un objet d’étude prometteur, à même d’éclairer les mécanismes de construction, de circulation et de légitimation du genre policier. La journée d’étude consacrée aux réceptions et mises en discours du polar, qui aura lieu le 14 mai 2024 à l’Université de Montpellier, permettra d’approfondir certaines des réflexions proposées ici, lesquelles mériteront également d’être étendues à d’autres périodiques.

Annabelle Marion, chercheuse postdoctorale de l’ANR POLARisation, Université de Limoges, EHIC


[1] Maurice Renault (1900-1976) crée en 1932 la société OPTA, office de publicité technique et artistique, qu’il ouvre à l’édition dans l’après-guerre. Sous son égide, les éditions OPTA prennent un rôle actif dans la diffusion et l’essor de la littérature populaire en France, publiant des magazines de récits policiers mais aussi de science-fiction (Fiction et Galaxie), ainsi que les collections du Club du livre policier et du Club du livre d’anticipation.

[2] Mystère-Magazine, n°100, mai 1956, p. de couv.

[3] Mystère-Magazine, n°325, mars 1975, p. 56.

[4] La collection des Mystère-Magazine que détient la Bilipo est quasi complète, avec seulement 2 numéros manquants sur les 343. Je tiens ici à remercier chaleureusement Sylvie Kha ainsi que le reste de l’équipe de la Bilipo pour leur accueil durant ce chantier de numérisation.

[5] Ellery Queen est le pseudonyme collectif utilisé par deux auteurs américains, Manfred B. Lee et Frederic Dannay ; c’est ce dernier qui prend en charge la direction d’Ellery Queen’s Mystery Magazine, depuis la création de la revue en 1941 jusqu’à sa mort en 1982. Nombre des caractéristiques de la revue-mère américaine se retrouvent dans la version française, même si celle-ci développe aussi des traits qui lui sont propres.

[6] Mystère-Magazine, n°12, janvier 1949, p. 3 de couv.

[7] Mystère-Magazine, n°26, mars 1950, p. de couv.

[8] Mystère-Magazine, n°25, février 1950, p. 102.

[9] Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXsiècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011, p. 17.

[10] Sur le genre comme résultat de l’interdiscours, voir Matthieu Letourneux, « Le genre comme pratique historique », Belphégor [En ligne], 14 | 2016, URL : https://journals.openedition.org/belphegor/732 [consulté le 9 janvier 2024].

[11] Ibid.

[12] Anne Cadin, Le Moment américain du roman français (1945-1950), Paris, Classiques Garnier, 2018.

[13] C’est sous le titre « Une nouvelle querelle des anciens et des modernes » que la revue représente l’opposition entre les détracteurs et les défenseurs du roman noir, respectivement représentés par Thomas Narcejac, auteur de l’essai La Fin d’un bluff (1949) qui comprend une charge virulente contre le roman noir, et par Marcel Duhamel, directeur de la célèbre « Série Noire » : voir Mystère-Magazine, n°19 et 20, août et septembre 1949. La controverse se poursuit dans les numéros suivants à travers le « Courrier des lecteurs ».

[14] Cette nouvelle controverse, que Maurice-Bernard Endrèbe appellera ironiquement « la querelle des Anciens et des Modernes, modèle 1974 » (Mystère-Magazine, n°317, juillet 1974, p. 103), prend la forme d’une série d’échanges entre plusieurs lecteurs et les romanciers A.D.G. et Pierre Siniac dans la rubrique « Le contre-pied », tenue par Michel Lebrun. Là encore, le débat trouve un prolongement dans le « Courrier des lecteurs ».


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Annabelle Marion (12 février 2024). Mystère-Magazine, un observatoire du monde littéraire policier entre 1948 et 1976. POLARisation. Consulté le 11 novembre 2024 à l’adresse https://polarisation.hypotheses.org/2554


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